3.1 Qu’est-ce qu’une proposition causale ?

Délimiter un concept de causalité revient très largement à se doter d’une distinction entre les propositions causales, c’est-à-dire les réponses à des questions portant sur un lien de causalité, et les propositions non-causales, qui répondent à des questions d’autre nature. En effet, si les sciences sociales soulèvent de nombreuses questions causales, certaines ne le sont pas, et appellent donc un traitement différent.

3.1.1 Une proposition causale est une comparaison

Un premier trait saillant des propositions causales est qu’elles portent sur des comparaisons. Par contraste, de nombreuses propositions issues des sciences sociales n’ont pas de dimension comparative. Ainsi, en démographie, la proposition selon laquelle la France comptait 67 millions d’habitants en 2018 ne fait intervenir aucune comparaison : ce n’est donc pas une proposition causale.

3.1.2 Une proposition causale compare des situations dont au moins une est hypothétique

Toutes les propositions portant sur des comparaisons ne sont pas pour autant des propositions causales. Par exemple, la figure 3.1, extraite de Piketty (2019), propose une double comparaison, dans le temps et dans l’espace, des niveaux d’inégalité de revenu, mesurée par la part du décile supérieur dans le revenu total en Europe et aux États-Unis. Pour autant, il semble difficile de considérer les résultats présentés dans cette figure comme ayant un sens causal.

La raison en est que cette figure correspond à une comparaison entre des situations réalisées, c’est-à-dire les niveaux réalisés d’inégalité de revenu en Europe et aux États-Unis sur un peu plus d’un siècle. Une proposition causale ne compare pas de telles situations réalisées, mais compare des situations résultant d’une variation contrefactuelle. En d’autres termes, une proposition causale ne porte pas sur les différences ou les similitudes entre des situations réalisées dans le monde donné à l’observation, mais compare des situations entre des mondes possibles.

Ici, une telle variation contrefactuelle n’intervient pas dans l’interprétation de la figure. En effet, la période et la région définissent les entités sur lesquelles porte la comparaison, de sorte que donner un sens intelligible à la comparaison des mondes possibles générés par une variation contrefactuelle de l’époque ou de la période est impossible. Par exemple, donner un sens causal à la dimension géographique de la figure nécessiterait de comparer le niveau observé d’inégalités de revenu en Europe au niveau que l’on observerait dans un monde possible où l’Europe serait les États-Unis. Prise au sérieux, la définition d’un tel monde est une contradiction logique : il ne s’agit donc pas d’un monde possible, et la comparaison qui en dépend est donc dénuée de sens.

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L’inégalité des revenus: Europe et Etats-Unis 1900-2015. La part du décile supérieur (les 10% des revenus les plus élevés) dans le revenu national total était en moyenne d’environ 50% en Europe occidentale en 1900-1910, avant de s’abaisser autour de 30% en 1950-1980, puis de remonter au-dessus de 35% en 2010-2015. Le remontée des inégalités a été beaucoup plus forte aux Etats-Unis, où la part du décile supérieur se situe autour de 45%-50% en 2010-2015 et dépasse le niveau de 1900-1910. Sources et séries: voir piketty.pse.ens.fr/ideologie.

Figure 3.1: L’inégalité des revenus: Europe et Etats-Unis 1900-2015. La part du décile supérieur (les 10% des revenus les plus élevés) dans le revenu national total était en moyenne d’environ 50% en Europe occidentale en 1900-1910, avant de s’abaisser autour de 30% en 1950-1980, puis de remonter au-dessus de 35% en 2010-2015. Le remontée des inégalités a été beaucoup plus forte aux Etats-Unis, où la part du décile supérieur se situe autour de 45%-50% en 2010-2015 et dépasse le niveau de 1900-1910. Sources et séries: voir piketty.pse.ens.fr/ideologie.

L’exemple précédent permet de rappeler que tout travail comparatif en sciences sociales n’a pas nécessairement de signification causale. Pour autant, l’interrogation sur un certain domaine de relations causales est au principe de l’activité scientifique en sciences sociales. Durkheim écrit par exemple dans Le suicide (Durkheim (1897)) :

“[Parmi] les conditions individuelles, il y en a certainement beaucoup qui ne sont pas assez générales pour affecter le rapport entre le nombre total des morts volontaires et la population. Elles peuvent faire, peut-être, que tel ou tel individu isolé se tue, non que la société in globo ait pour le suicide un penchant plus ou moins intense. De même qu’elles ne tiennent pas à un certain état de l’organisation sociale, elles n’ont pas de contrecoups sociaux. Par suite, elles intéressent le psychologue, non le sociologue. Ce que recherche ce dernier, ce sont les causes par l’intermédiaire desquelles il est possible d’agir, non sur les individus isolément, mais sur le groupe.”

Au-delà de la distinction entre causes individuelles et causes sociales, cet extrait montre que les multiples comparaisons effectuées par l’auteur dans n’ont pas d’abord pour objectif une description du taux de suicide, mais bien une comparaison entre les taux de suicides observés et les taux qui résulteraient d’une intervention hypothétique sur certains paramètres.

Parce qu’une proposition causale porte sur une comparaison entre entités homologues entre plusieurs mondes possibles différents, par opposition à une comparaison entre entités distinctes à l’intérieur d’un même monde donné à l’observation, toute proposition causale fait intervenir au moins une entité inobservable. En effet, si tel n’était pas le cas, alors on disposerait d’au moins une entité que l’on pourrait observer directement dans deux mondes possibles distincts. De ce simple fait résulte la quasi-totalité des difficultés que pose l’inférence causale (voir 3.2.4).

Définition

Une proposition causale est une proposition qui compare la situation d’entités homologues entre plusieurs mondes possibles différents résultant d’une certaine variation contrefactuelle. Sa forme typique est : si le monde différait du monde observé de telle ou telle façon, alors tel et tel aspects s’en trouveraient également changés.

3.1.3 Distinguer une proposition causale de l’argument qui le sous-tend

Que toute proposition causale fasse intervenir une entité inobservable ne signifie par pour autant que celles-ci soient placées en dehors de l’investigation scientifique. En fait, tout le domaine de l’inférence causale pourrait être défini comme la recherche des méthodes permettant de restreindre, à partir de la connaissance du monde donné à l’observaton, le domaine de variation potentiel des inobservables impliquées dans les propositions causales. En d’autres termes, l’inférence causale consiste à développer des techniques permettant de remplacer, dans telle ou telle proposition causale, les inobservables dont elle dépend par des valeurs, ou des ensembles de valeurs plausibles compte-tenu de ce que l’on observe du seul monde donné à l’observation.

De ce fait, que cela soit formalisé ou non, la plupart des propositions causales en sciences sociales viennent avec un soubassement empirique constitué de comparaisons effectuées entre entités au sein du même monde donné à l’observation. Le champ de l’inférence causale se place exactement dans le passage entre ces propositions causales et les arguments empiriques qui les soutiennent. Autrement dit, appliquer les méthodes de l’inférence causale c’est :

  1. face à une question causale, se demander ce que l’on observe, ou ce que l’on pourrait observer qui permettrait d’y répondre ;
  2. face à une affirmation causale et aux arguments qui la soutiennent, se demander si ce sont là des arguments appropriés et qui permettent de réduire de façon plausible l’ensemble des valeurs potentielles des inobservables qui interviennent dans la question à laquelle cette affirmation entend répondre.